Charles Rey, le nouveau reiner du macadam parisien

Jusqu’au 6 juin, le touriste en visite dans la capitale, ou le Parisien curieux, pourra tomber nez à nez avec un cavalier et son cheval d’argent sur le parvis de la Bourse de Commerce - Pinault Collection. Une fois remis de sa surprise, de son étonnement et de l’étude de cette sculpture de près de trois mètres de haut, GRANDPRIX lui conseille de pousser la porte de la Bourse de Commerce afin de continuer à découvrir l’œuvre monographique de Charles Ray, sculpteur contemporain parmi les plus importants de l’époque, dans une rétrospective inédite en France.



Depuis mi-décembre, un cheval et son cavalier ont pris leurs quartiers sur le parvis du musée de la Bourse de Commerce, rue Adolphe-Jullien, dans le 1er arrondissement de Paris. Plus précisément, c’est dans la nuit du 13 au 14 décembre que l’œuvre « Horse and Rider » (« Cheval et cavalier ») a été installée en plein cœur de la capitale française. Pour autant, si l’œil serait tenté de prime abord de parler de la représentation d’un cow-boy à l’arrêt sur son cheval, l’artiste invite « à y regarder à deux fois », comme le stipule le catalogue de l’exposition. « Tant par leur “étrange familiarité”, leur ambiguïté, que par leur indicible précision aux allures de prouesse, les œuvres de Charles Ray déstabilisent, comme sous l’effet d’une hallucination, parvenant presque à ébranler la vérité même, faisant entrer silencieusement le regardeur dans une forme de fiction, une feinte réalité. »* De fait, l’observateur chevronné percevra alors la connaissance esthétique et l’application des règles classiques de la représentation d’un cheval, mais remarquera aussi que le cavalier brise les codes du genre de la statuaire équestre, inventée pour célébrer la grandeur des rois…



AUTOPORTRAIT EN SELLE

Charles Ray, « Girl on Pony », 2015.

Charles Ray, « Girl on Pony », 2015.

© DR

En effet, ici, pas de grand seigneur fier de sa bravoure, de son pouvoir de retour de guerre, ou de sacre ! Pas de propagande pour un souverain voulant soumettre son peuple comme sa monture. Devant le promeneur, le monarque a été remplacé par l’artiste lui-même, qui ne semble incarner ni gloire ni puissance. Avec cette œuvre, Charles Ray continue son travail d’autoportrait commencé dès les années 1990, et se met en selle pour la première fois. Il s’impose ainsi comme une nouvelle pièce de l’échiquier statuaire parisien que forment Louis XIV de François-Joseph Bosio sur la proche place des Victoires (1822), Louis XIV par Le Bernin (1598-1680) dans la cour Napoléon du musée du Louvre, Henri IV par François-Frédéric Lemot trônant au centre du Pont Neuf (1818) ou encore Jeanne d’Arc d’Emmanuel Frémiet rue Castiglione (1874). Une pièce maîtresse pour subvertir les canons du genre… Le cheval, comme le cavalier, ne font montre d’aucune magnificence. Ni dans leur allure, ni dans leur tenue ou harnachement. Le cheval n’est pas cabré sous la main et l’assise puissante d’un meneur de foule – symbole du peuple vaincu par le seigneur ou l’empereur (Marc-Aurèle au Capitole ayant posé la première pierre de cet archétype). Ici, Charles Ray détourne donc la classique statue équestre vers des codes modernes, américains, en faisant allusion au Far West et aux mythologies du genre, tout en les détournant à leur tour. Sur une selle western, le cavalier est avachi, bien loin de l’image de l’empereur adulé ou craint, mais aussi du cow-boy comme héros infatigable et viril de l’Ouest américain. À la place, il se pose lui-même, voûté sur le dos de sa monture tout aussi amorphe, qui ne nécessite même pas de rênes pour être contrôlée. Là-encore, l’artiste joue avec nos acquis. Ici, pas de chapeau, ni de boots ou d’éperons à molette. Pas de Smith & Wesson, mais une paire de Weston… Et pourtant, la nuque en place, l’arrêt carré, l’orientation des oreilles pourraient figurer l’aboutissement d’un minutieux dressage de l’animal au milieu d’un pattern de reining, au regard de la position du cavalier, une main sur la cuisse et l’autre simulant sa tenue de rênes… Seraient-ils en fait sur le point d’entamer un spin ?



JEUX D’ESPACE

Et l’artiste de renchérir dans le catalogue de l’exposition : « Devant la Bourse, on trouve un autre portrait de l’artiste, moi-même, avachi sur une selle de western, posée sur une monture tout aussi éreintée. Nous sommes tous deux épuisés, mais au lieu d’être pris dans les nuages sur un imposant piédestal de pierre, nous sommes au ras du sol, de plain-pied avec les passants. Plutôt que de rester superficielle, la patine de la ville aura pénétré sa surface. Parisiens, soyez patients. » Ainsi, « Horse and Rider » sur le parvis devant la Bourse de Commerce « participe aussi de ce temps et de cet usage qui passent sur les oeuvres, les usent, les transforment par une confrontation à l’environnement urbain et au public ».* Il faut dire que l’espace est un questionnement perpétuel de Charles Ray. « Une sculpture s’insère dans l’espace-temps de son emplacement. Elle s’intègre non seulement dans le complexe culturel qui lui est contemporain, mais aussi dans celui du passé et de l’avenir. Son être-là, au sein de la culture, induit un ici et maintenant. La sculpture intégrée persiste non seulement matériellement, mais aussi culturellement comme générateur de sens, en relation avec les préoccupations du présent », explique celui pour qui la sculpture est le médium instaurant la relation la plus privilégiée à l’espace.*

Enfin, celui qui regarde la statue sera « dérangé » par sa matière. Loin des classiques du genre en pierre ou en bronze, l’artiste a choisi l’acier inoxydable. Outre l’aspect résolument moderne de ce matériau qui tranche incontestablement avec les codes de la statuaire équestre, les reflets de la lumière obligent celui qui la regarde à tourner autour. Les jeux de lumière avec le soleil et la réverbération vont inciter l’observateur à la prendre en considération sous plusieurs angles, donc à prendre place dans l’espace et à participer à l’oeuvre.



DÉTOURNER L’ANCIEN…

… en faisant du neuf. Tel pourrait être l’un des fils directeurs de l’artiste. Aussi, la sculpture du cavalier sur le parvis n’est pas la seule référence au cheval dans cette monographie dédiée à Charles Ray. Une fois poussées les portes de la Bourse de Commerce, le visiteur pourra une fois encore observer la manière dont l’artiste joue avec les codes via son oeuvre. Au deuxième éta-ge, galerie 7, il découvrira « Girl on Pony »(2015). Reprenant le style du bas-relief, typique des frises des temples grecs, Charles Ray mêle encore passé et présent, montrant une jeune fille d’aujourd’hui au regard de ses vêtements et de son assise (sa filleule en l’occurrence). Comme un zoom sur la cavalière, le poney est quasiment entièrement hors cadre, malgré le titre de la sculpture. Pour autant, l’observateur « voit » l’animal ou sent sa présence comme partie intégrante de l’œuvre. Là encore, l’artiste joue avec le rapport à l’espace, à la dimension…

Que l’on soit sensible à l’art contemporain ou non, une chose est sûre, Charles Ray dépasse les cadres, intrigue, interroge… Aussi, laissons la conclusion de cet article à notre confrère de L’Obs, qui écrivait dans le magazine du 10 mars dernier : « Certaines œuvres d’art revendiquent un sens, d’autres prétendent n’en avoir aucun, et puis il y a les sculptures de Charles Ray, qui sont une avalanche de significations, de doubles sens, de paradoxes, de déplacements, qui se dévoilent les uns après les autres. L’histoire de l’art est mobilisée tout entière, tant il malaxe le classicisme, le pop art et le modernisme, le tout avec autant d’humour que de gravité. Plus que des sculptures, Ray crée des situations sculpturales semblables aux expériences de pensées de la philosophie analytique : simple en apparence, mais obligeant à des suites presque infinies de spéculations esthétiques, politiques, morales. » Il vous reste jusqu’au 6 juin pour tenter l’expérience…

 

Informations pratiques 

Charles Ray, c’est deux musées, deux expositions, deux espaces pour une première grande monographie française de l’artiste. Un tiers des oeuvres sculptées de l’artiste sont ainsi présentées à Paris.

Centre Pompidou, 75004, jusqu’au 20 juin.

Bourse de Commerce - Pinault Collection, 75001, jusqu’au 6 juin.

Profitez d’un tarif réduit au Centre Pompidou sur présentation de votre billet d’entrée à la Bourse de Commerce, et vice-versa.

*Dossier de presse Charles Ray, 2022, Bourse de Commerce - Pinault Collection