La légende de Calamity Jane, entre le vrai et le faux

Disparue le 3 août 1903 des suites d’une pneumonie, Martha Canary, plus connue sous le nom de Calamity Jane, a emporté avec elle bon nombre de ses secrets. Entre la réalité et le mythe qui s’est créé autour d’elle de son vivant, la frontière est mince. Aussi, cent vingt ans après sa mort, le mystère reste entier… ou presque.



“Un autre jour est passé, Chérie – en fait, trois jours se sont écoulés depuis la dernière fois que je t’ai écrit. Je suis assise à côté de mon feu de camp. Mon cheval Satan est attaché tout près. Tu devrais le voir quand la lumière du feu de camp joue sur son encolure luisante et sur les muscles de ses épaules satinées, avec ses pieds blancs et son losange blanc entre les yeux. C’est un objet de toute beauté. Je suis si fière de lui. Ton père me l’a donné, et j’ai aussi son compagnon de courses, King, que j’utilise comme cheval de charge pour les longs trajets, mais je ne l’ai pas pris avec moi dans ce voyage. Je peux entendre les coyotes et les loups, et la plainte saccadée des chiens indiens près de leurs camps. Il y a des milliers de Sioux dans cette vallée, je n’ai pas peur d’eux. Ils pensent que je suis cinglée et ne me font jamais de mal.”1

À la lecture de cet extrait d’une lettre “à sa fille”, qu’elle aurait écrite le 28 septembre 1877, une certaine image de Calamity Jane se dessine: grande aventurière, cavalière aimant ses chevaux et femme solitaire. Et pourtant… Si le manuscrit apparaît en 1941 – édité une première fois en 1979, puis réédité en 1997 et 2007 –, tout porte à croire qu’il s’agirait d’un faux, sorti tout droit de la tête d’une certaine Jean McCormick, bien décidée à se faire passer pour la fille de Martha Canary et d’un certain Wild Bill Hickok. Info ou intox? Beaucoup de flou nimbe l’existence de l’une des femmes les plus célèbres des États-Unis…



Une pionnière

L’histoire de Calamity Jane s’écrit à l’époque de la ruée vers l’or et de la promesse d’une vie meilleure à l’Ouest. Nous sommes en 1856 lorsque Martha Canary voit le jour, dans le Missouri. Son père, Robert, est un joueur invétéré, et sa mère, Charlotte, une alcoolique notoire. En 1864, criblés de dettes, ils vendent leur ferme et prennent la fameuse piste de l’Oregon pour un exode de plus de trois mille kilomètres. Pendant près de cinq mois, ils voyagent au cœur d’un convoi de pionniers. Dans ce microcosme itinérant, les rôles sont bien définis. Comme Robert n’a pas de garçon en âge de l’aider, c’est sa fille aînée, Martha, qui le seconde dans ses tâches quotidiennes, à savoir s’occuper des chevaux! Dès lors, la fillette, âgée de huit ans, découvre que la vie des hommes est bien plus agréable, au grand air et avec les chevaux, que celle des femmes, reléguées au campement, à la préparation des repas et à l’éducation des jeunes enfants. Sans doute, cette expérience pèsera-t-elle dans l’élaboration de sa personnalité. Lorsque la famille Canary arrive à destination, à Virginia City, en décembre 1864, le froid est intense. Martha et ses sœurs sont obligées de quémander aux portes pour trouver à manger et de quoi se vêtir chaudement, tant leurs parents les délaissent. De nouveau, la réputation de Robert et Charlotte joue contre eux, et les voilà obligés de reprendre la route. Coup sur coup, Martha perd alors sa mère, décédée d’une maladie, et son père, disparu dans la foulée. Après quelque temps dans une famille d’accueil à Piedmont, dans le Wyoming, la jeune fille, désormais âgée de quinze ans, est mise à la porte à cause de son comportement. Indépendante, affranchie de tout, elle est hors de contrôle. Elle entame alors une vie de vagabonde, longeant la voie ferrée de ville en ville, et commence à boire…



Aventurière au grand cœur

La jeune adolescente doit subvenir à ses besoins par ses propres moyens, acceptant tous les travaux lui permettant de gagner sa vie. Sans doute travaillera-t-elle momentanément dans une maison close, mais la jeune femme ne sait pas rester en place. Aussi, lorsqu’elle apprend en mai 1875 qu’une expédition va partir de Fort Laramie sur les terres sacrées des Amérindiens Black Hills afin de sonder la nature du sol et d’y révéler la présence d’or, elle fonce sur l’occasion et s’enrôle incognito. Habillée comme un garçon, elle n’hésite pas à poser pour un photographe couvrant l’expédition, allongée sur un rocher dans une pose détendue. C’est que la jeune femme ne cherche même pas à se cacher en se faisant passer pour un homme! Résultat: à peine sortis dans le Chicago Tribune, sa photo et l’article attenant la rendent célèbre… et la font immédiatement expulser de l’armée! Pour autant, un mois plus tard, elle n’hésite pas à réitérer en s’enrôlant de nouveau travestie en homme, cette fois sous les ordres du général Crook dans la guerre contre les Indiens. Là encore, elle sera rapidement découverte et expulsée…

Au cours de sa vie, celle qui deviendra Calamity Jane enchaînera nombre de métiers en échange de quelques pièces: éleveuse de bétail, dresseuse de chevaux, cuisinière pour hors-la-loi, blanchisseuse, etc. Elle ne cessera de bouger d’une ville à l’autre, revenant toujours dans le Grand Ouest: son pays. Et bien que pauvre, elle sera toujours prête à partager ses maigres biens. Un salaire gagné? Elle le dépensera en payant des coups à ses amis, par exemple. Et elle aura toujours à cœur d’aider son prochain. Ainsi, elle épousera plusieurs fois le métier d’infirmière et prendra même le risque de soigner des malades de la variole lors de la grande épidémie de 1878.



Femme de combats?

Certaines théories historiques voient Calamity Jane comme une résistante au génocide amérindien. Là encore, rien n’atteste la valeur de cette affirmation. D’autant qu’en 1876, elle s’enrôle clandestinement dans l’armée comme éclaireur, quelques jours avant la fameuse bataille de Rosebud du 17 juin, contre les Amérindiens. Si la presse affirme alors qu’elle a scalpé bon nombre d’Amérindiens, en réalité, elle ne participe sans doute pas à la guerre contre les tribus autochtones, ayant été repérée donc expulsée de l’armée avant le premier assaut. Quoi qu’il en soit, la jeune femme semble n’avoir peur de rien…

Loin de faire comme les autres femmes de son époque, désireuse de vivre et de s’habiller comme bon lui semble, fumant, buvant et jurant comme un homme, Calamity Jane est aujourd’hui allègrement qualifiée de “féministe”. En effet, la rebelle n’en fait qu’à sa tête. “Aujourd’hui, avec notre regard moderne, on se dit qu’elle était féministe avant l’heure. C’était sans doute une femme en avance sur son temps, mais Calamity Jane n’a jamais rien revendiqué de son vivant”, nuance Grégory Monro2, auteur de la seule biographie sur Calamity Jane et du documentaire “Calamity Jane, légende de l’Ouest”, réalisé en 2014. D’ailleurs l’un de ses désirs les plus profonds était finalement de fonder une famille, projet de vie parmi les plus conformistes: “Elle voulait vraiment une famille et on peut le prouver aujourd’hui. Elle a eu plein de compagnons, elle a essayé plein de fois de se poser. C’est le grand drame de sa vie.”3



Mère et épouse

Combien de kilomètres a-t-elle parcourus à cheval tout au long de sa vie? Sans doute plusieurs milliers. Toujours à califourchon, Calamity Jane adore les grandes chevauchées dans les plaines de l’Ouest. Symboles de liberté absolue, ces instants sont aussi l’occasion de rencontrer d’autres légendes. Ainsi, après sa deuxième tentative dans l’armée en 1876, elle est rapatriée dans la ville de Deadwood par le marshall le plus connu des États-Unis à la demande des militaires: Wild Bill Hickok. La légende a voulu en faire son amant, mais rien ne prouve de tels liens entre les deux phénomènes. D’ailleurs, peu de temps après leur arrivée dans la ville minière, le héros du Grand Ouest est tué d’une balle dans la nuque dans un saloon par un mauvais perdant, vexé d’avoir été battu au poker quelques jours plus tôt. Ils se seront connus à peine deux mois…

Des hommes, Calamity Jane en a sûrement eu une bonne demi-douzaine, qu’elle qualifiait d’époux le temps de quelques jours, quelques semaines, voire quelques mois. Pour autant, seuls deux l’ont sans doute véritablement été. D’abord mariée avec un certain Franck King, elle donne naissance à un fils en 1882, qui meurt en bas âge. En 1885, elle fait la rencontre de William Steers, plus jeune d’une dizaine d’années et d’une grande violence. Malgré une relation tumultueuse, elle accouchera d’une petite Jessie en 1886 et se mariera en 1887, sans doute davantage pour faire reconnaître l’enfant que par amour. D’ailleurs, peu de temps après, elle quitte ce mari violent, emportant sa fille vers de nouvelles pérégrinations. Elle offrira à cette dernière une enfance peu joyeuse, ressemblant étrangement à la sienne. Alcoolique, il lui sera en effet difficile d’offrir la meilleure vie possible à sa fille, qu’elle traînera de ville en ville pendant une bonne dizaine d’années avant de revenir à Deadwood en 1895 et de la confier un an plus tard à un pensionnat catholique le temps de partir trois mois en tournée dans un spectacle de la troupe Kohl & Middleton où elle se produit à cheval deux fois par jour.



Reine de la communication

C’est autour de 1876 et de sa prétendue liaison avec Wild Bill Hickok que la légende de Calamity Jane commence à s’écrire, tandis qu’elle chevauche les plaines sur son cheval. Une femme en selle, en pantalon, loin des figures féminines standardisées, voilà de quoi alimenter les colonnes des journaux, friands de scoops. D’ailleurs, à l’époque, la presse est très influente. Dès lors, Calamity Jane devient l’héroïne d’un feuilleton hebdomadaire, véritable justicière invincible à la gâchette facile. Dès qu’elle apparaît quelque part, les journalistes l’assaillent. Sa légende est en train de prendre vie et Martha Canary laisse faire, même si la réalité est tout autre. Tout au long de sa vie, elle se plaira d’ailleurs à offrir aux journalistes des versions plus ou moins retouchées de ses souvenirs et de ses “aventures”, modifiant son quotidien au gré de son interlocuteur et de ses envies. Véritable people de son temps, elle manie alors la presse comme une influenceuse le ferait aujourd’hui sur les réseaux sociaux ! Tout autant actrice que victime de cette célébrité, Calamity Jane n’aura de cesse de réécrire sa vie. Lorsqu’elle part avec la troupe Kohl & Middleton en 1896 paraît son “autobiographie”4, rédigée par un journaliste, qui sera vendue 15 cents aux spectateurs venus l’acclamer et qu’elle vendra elle-même au retour de cette tournée, lui permettant de vivre.

Petit à petit, sa santé va grandement se détériorer à partir de 1901. Placée dans un hospice, elle perd sa fille, qui lui est définitivement retirée pour être placée en famille d’accueil. S’ouvre alors le dernier chapitre de sa vie. Une journaliste, sans doute recrutée par l’exposition panaméricaine ayant lieu dans l’État de New York, décide alors de la “sauver” en lui proposant de se produire à nouveau dans une troupe. À Buffalo, l’exposition panaméricaine multiplie les attractions, dont le fameux Wild West Show de Buffalo Bill, racontant la fabuleuse conquête de l’Ouest. Malgré les rumeurs, Calamity Jane n’a jamais été engagée par Buffalo Bill pour intégrer son spectacle. L’homme connaît cette femme instable et sans entraves, et, notamment, son fort penchant pour l’alcool… Elle se produit donc dans une autre troupe. Mais passé quelque temps, elle craque. Incapable de s’acclimater à cette ville de l’est, trop loin de son ouest sauvage, se saoulant au-delà de toute mesure, elle demande à Buffalo Bill de lui payer son billet retour. C’est chose faite, et voilà Calamity Jane dans le train vers Deadwood… Finies les chevauchées à travers le pays. Finies les longues aventures en selle. Le cheval-vapeur a remplacé ses chevaux et Calamity Jane, qui ressemble désormais à une vieille femme, ne reconnaît même plus sa ville… Les dernières années de sa vie seront dramatiques, l’ancienne aventurière terminant ses jours dans une chambre d’hôtel, à un kilomètre de Deadwood. Le 3 août 1903, elle s’éteint à seulement quarante-sept ans, seule et rongée par l’alcool… Pour autant, la ville de Deadwood souhaite lui rendre un dernier hommage. Nostalgie d’une époque révolue? Respect pour une femme incroyable? Honneur pour une figure de la ville? La foule se presse le jour de son enterrement, et pour satisfaire la légende, la femme la plus connue des États-Unis5 est enterrée à côté de Wild Bill Hickok… Deux ou trois jours avant sa mort, elle avait d’ailleurs accepté de poser devant la tombe de son ami. Ce dernier cliché semble un clin d’œil à sa postérité. Une ultime façon de faire parler d’elle, tout en emportant ses secrets.


1 Calamity Jane, “Lettres à sa fille”, éd. Rivages, 2007.
2 et 3 Podcast janvier 2015 “Calamity Jane / Buffalo Bill : comment se sont fabriquées ces deux légendes du Grand Ouest?” - www.radiofrance.fr
4 Martha Canary Burke, “Life and Adventures of Calamity Jane by Herself”.
5 En 1880, Calamity Jane était la femme la plus connue des États-Unis.