Au musée Bourdelle, les équidés sont rois

Il existe des lieux qui envoûtent et charment le promeneur par surprise. Des lieux parfois méconnus, peu médiatisés, un peu cachés, et dont la magie se nourrit sans doute de cette discrétion. C’est le cas du musée Bourdelle, lové dans le quinzième arrondissement de la capitale, où les chevaux de pierre et de bronze s’épanouissent sous le regard des visiteurs. Où les centaures s’endorment pour toujours dans un silence d’or. Découverte…



© Pierre Antoine/Paris Musées

Loin des artères de la capitale, à l’abri des regards et des grands boulevards, se nichent l’ancien atelier et la maison d’Antoine Bourdelle (1861-1929), devenus musée. Une fois le hall d’entrée franchi, on pénètre dans un premier jardin, et c’est à pas feutrés que l’on s’avance. Le calme est de mise, le temps s’est arrêté, on respire au diapason des hôtes permanents du lieu : les sculptures de l’artiste. On se sent privilégié d’être là. Ici, le visiteur semble encore respecter le silence des musées. On chuchote devant les œuvres, à la fois étonné et impressionné de tant de merveilles à ce point méconnues. Partout où le regard se pose, l’art est présent. Souvent monumental. Ainsi, on ne peut détacher l’œil de l’impressionnant cheval dont la tête semble brouter la canopée du jardin et s’abreuver aux terrasses.



Statue équestre

© Sophie Lebeuf

Oreilles pointées vers l’avant, regard franc, tête relevée en col de cygne, le poitrail éclaté et imposant, l’antérieur gauche prêt à frapper le sol, le cheval de bronze monumental qui “accueille” le visiteur dans le premier jardin du musée Bourdelle est impressionnant. Une énergie admirable s’en dégage, sans parler de sa taille vertigineuse! Un tapis le recouvre, mais son cavalier est absent. De même, il porte un filet, mais sans mors, et dont les rênes, inutiles, reposent sur l’encolure, reliées au vide. C’est qu’il s’agit “juste” d’un “Fragment du Monument au Général Alvear”, homme d’État et militaire argentin (1789-1852), que le visiteur retrouvera dans son entier (avec harnachement complet, mors de bride et cavalier en selle), tout aussi impressionnant, logé dans un second petit théâtre de verdure du musée… L’écrin de l’imposante composition semble d’ailleurs petit, bien trop petit, pour apprécier avec le recul nécessaire l’œuvre dans son ensemble. Le nez sous le sabot du cheval, on peut en revanche en apprécier toute la grandeur et lire la signature de l’artiste sur le fer et sur le piédestal. On se sent minuscule à côté de ce couple magistral, réduit à observer par-dessous ce géant qui mériterait plus large décor. Pour cela, le visiteur doit se rendre en Argentine, à Buenos Aires, sur la place Julio de Caro, où l’œuvre originale est exposée depuis 1926. Commande initiée par le diplomate Rodolfo Alcorta à son ami Antoine Bourdelle en 1913 pour célébrer le centenaire de la jeune République argentine, cette dernière s’inscrit pleinement dans la tradition des statues équestres rendant hommage aux grands hommes du monde et, plus particulièrement ici, à l’un des acteurs majeurs de l’indépendance de l’Argentine. La sculpture répond donc aux codes de l’exercice. Le cheval devient un faire-valoir, servant la ferveur, la puissance et les valeurs d’un homme devant son peuple. Le statut de militaire du cavalier le positionne ici naturellement en selle, chef de guerre et grand républicain, l’éperon en étoile prêt à soumettre l’animal sous sa selle, les rênes tendues sur une embouchure sévère, le poing droit levé vers le ciel, la cape gonflée par le vent…



Le centaure des lieux

© Sophie Lebeuf

Mais au cœur du musée Bourdelle, le cheval ne se limite pas à ces deux géants. Le sculpteur a également longtemps œuvré à la réalisation de son centaure. Créature hybride formée d’une tête et d’un torse humains rattachés à un corps de cheval, l’animal mythologique a fait du musée Bourdelle son écurie. Esquisses, dessins, fragments de sculptures, statues de différentes tailles, il s’impose comme le favori de l’artiste, se déclinant jusqu’à la perfection. Ainsi, il n’est pas une pièce sans centaure – en deux ou trois dimensions –, que l’on déambule dans les salles d’expositions, les jardins ou l’atelier de l’artiste: “Centaure agenouillé en prière” et “Centaure ailé agenouillé”, dessins datant de 1920, études pour “La Mort du dernier centaure”, l’une des dix fresques réalisées par Antoine Bourdelle pour l’atrium du théâtre des Champs-Élysées et dont le sculpteur s’inspirera pour sa grande figure du “Centaure mourant”, visible dans l’atelier, le second jardin et l’éblouissante salle de la fin du parcours muséal du rez-de-chaussée. 

Après avoir poussé la grande porte de cet espace, voilà le visiteur propulsé dans un hall aux dimensions vertigineuses. Sans doute les personnages de J.R.R. Tolkien ne retenaient pas davantage leur souffle en pénétrant dans le Gouffre de Helm! Là, les œuvres monumentales de l’artiste se succèdent telles des colonnes entre ciel et terre. Sur un ultime promontoire, au fond de cette salle, le fameux “Centaure mourant”, encore lui, s’impose comme le maître des lieux. La tête penchée sur l’épaule, les yeux fermés, les membres fléchis, il souffre avec majesté dans ces ultimes instants… “Du Centaure mourant, Bourdelle confie qu’il “meurt comme tous les dieux, parce que l’on ne croit plus en lui”. Mais, tout au long de sa carrière, le sculpteur n’a jamais cessé de croire à la vitalité créatrice des mythes grécoromains”, explique ainsi le cartel de l’exposition permanente. Face à lui, dans cette salle, on se sent vraiment petit. Minuscule dans cette immense arène au silence retentissant. C’est à peine si l’on ose échanger un mot en chuchotant devant cette créature hybride en train de s’éteindre dans une pause languissante, qui ferait presque penser que la mort est une douce invitation. On attendra la sortie, le retour au monde extérieur… Pour l’instant, cette parenthèse enchantée envoûte, tout simplement. 

En sortant du musée Bourdelle, impossible ne pas projeter d’y revenir. Pour l’art. Pour la quiétude des lieux. Pour le sentiment de sécurité qui émane de ces chevaux depuis leur stature. Et pour la joie de découvrir que certains musées, encore et heureusement, restent des sanctuaires dédiés au Beau, et qu’un respect presque sacré y perdure. 

Cet article est paru dans le dernier numéro du magazine GRANDPRIX.